Je les ai depuis 21 jours. Elles sont dégaine, elles sont chouettes comme tout, elles sont rouges et pleines de charme, on dirait des coquelicots qui ne fâneraient pas. Elles ne se la pètent pas, non, il y a ni talons, ni boucle, ni bride, mais des lacets, une belle languette: ce sont des belles baskets.
Des belles baskets rouges.
Des fucking belles baskets rouges.
Je les ai rencontrées rue de Rome: j'étais à pied, je me dirigeais vers le centre ville, je passais devant une vitrine comme devant les mille autres précédentes, et là mes yeux se sont posés sur elles (j'ai bien dit mes yeux, et pas mon regard... je les ai regardé de tellement près que j'avais les pupilles posées à même le cuir de ces belles godasses...).
D'ailleurs, entre nous, dans godasse, il y a "god"...god father, il y a dieu...un peu de dieu le père... enfin, dans ces chaussures, il y a un truc de divin, quoi... (ceux qui pensaient à autre chose, feraient bien de me ranger vite fait ces pensées... je ne ferai rien de bizarre avec ces chaussures, quand bien même je les aime autant qu'un animal de compagnie...). Cela dit, dans godasse, il y a "ass" aussi... et c'est vrai que j'en ai du cul de les avoir trouvées.
Enfin bref, en tout cas, je ne les ai pas acheté tout de suite. J'ai attendu 2 jours.
A cause du prix (70 euros... alors qu'elles sont plus en plastique qu'en animal mort), et de leur provenance.
Made in Vietnam.
C'est ce qu'il y a écrit sur la languette.
Made in Vietnam.
Ca tombe mal. J'essaye d'arrêter.
J'essaye d'arrêter l'achat de trucs qui sont pas très bons pour les humains de ce monde...
Genre les fraises d'Espagne, les biscuits à l'huile de palme (la plante...quand même), les habits de Chine...qui finissent d'une façon ou d'une autre par exploiter ou affamer quelqu'un.
Or, il est à peu près clair que ces belles baskets, comme toutes les autres, sont faites en cuir d'ouvrier asiate.
Le tout tissé à la fatigue, et à la sueur de pauvres gens aux yeux bridés.
Ce n'est d'ailleurs sûrement pas pour rien que maintenant ils ont les yeux bridés...
Avant d'être exploités, ils devaient tous avoir des yeux comme dans les mangas: grands, limpides, écarquillés en permanence...mais à 15h de travail par jour, sous un néon de lumière terne, j'aimerai bien nous y voir, voir si nos yeux ne finiraient pas par se brider de fatigue.
Oh my god...ass... le cul de Dieu...
C'est affreux. Au moment où j'écris (dimanche 26 septembre, 11h55) je viens de regarder un peu sur le net ce qu'il en était des chaînes de production Reebok.
J'ai vu un article avec comme intitulé:
"Reebok a institué depuis 1992 une charte sociale – « Human Rights Production. Standards » - applicables à tous ses fournisseurs. Ce code ressemble au code ..."
J'ai bien failli tressaillir de joie, modifier un peu promptement l'intitulé de mon article (le non-dilemme de mes chaussures rouges, ou la gentillesse intense de mes pompes...) mais à la lecture attentive de cet article, c'est assez affligeant...
En page 5 du joli pdf que voilà, on parle de Dita Sari et des raisons qui l'ont poussée à refuser le Reebok Human Rights Award.
Pourtant "Reebok Human Rights Award"... voilà un joli nom de prix qui donnerait presque confiance à n'importe quel acheteur comme moi... Heureusement, Dita m'explique.
En extrait de ce document que je vous conseille de lire:
"En 1995, j’ai été arrêtée et torturée par la police après avoir organisé une grève suivie par 5000
travailleurs dans l’usine Indoshoes Inti Industry. Les travailleurs réclamaient une augmentation
salariale (ils ne recevaient que US$1 pour 8 heures de travail par jour), et le droit à des congés de
maternité. Cette usine était implantée dans la partie ouest de Java, et produisait des chaussures
pour Reebok et Adidas. J’ai vu de mes propres yeux comment les patrons de ces usines traitent les
travailleurs et recourent à la police pour réprimer les grévistes."
J'avoue que quand ce matin, j'ai décidé de faire un article sur mes chaussures, je ne m'attendais pas à trouver de telles "preuves"...les faits aussi accablants de mon préssentiment.
Mea culpa, Dita.
Mea très très culpa.
Moi, à l'autre bout de la planète, j'ai eu envie d'avoir ces chaussures là, parce qu'elles étaient funky, autrement plus funky que ces chaussures d'adultes que je m'oblige à mettre quand je deviens "Madame Ferroni".
J'ai eu une crise de besoin de funky-groovy-smoothie-popopopop...
ma foi, une semaine que je me déguisais chaque matin en adulte, c'est coûteux.
Dieu, que c'est dur de faire l'adulte quand on n'est pas prête à le devenir.
Assumer le fluo, les imprimés coeurs, ou têtes de mort, les rayures, les pois, l'imitation léopard... tout ça, sur une seule tenue, un même jour, ça ne m'est pas difficile. Mais bordel, un pantalon simple, un haut gris, des chaussures classiques...quelle épreuve...
" Ca y est, tu t'es déguisé en enseignante..?". C'est ce que me dit parfois ma mère quand elle me croise, le matin.
La voix de la raison (déraisonnée parfois). C'est exactement ça.
Moi, quand je vais au travail, je me déguise : je mets un costume qui n'est pas le mien. Un costume qui n'est pas moi.
Qu'il est parfois dur le chemin qui mène à soi-même.
Aussi, quand j'ai vu cette paire de chaussures rouges flashy, et que finalement je les ai essayé, que je les ai vu à mes pieds à la place de mes bottes de shérif, à talon plat et massif... je peux le dire: je me suis sentie bien dans mes pompes.
Dans tous les sens du terme.
Ces chaussures, on dirait le prolongement naturel de mes vrais pieds... si, si, la mecque, c'est vrai...
Alors, je les ai acheté, malgré mes bonnes résolutions de non-cautionnage de mauvaises choses sur ma planète.
Ca, c'est un dilemme.
Encore pardon, Dita.
Je sais que ça te faire une belle jambe, même très très belle (avec un beau mollet, une belle cuisse, tout ça) mais je t'assure que je pense aux autres et à toi, quand j'ai mes pompes...
Mes pompes funèbres.